Qu'est-ce que le beau?
La manière aisée de s’entendre sur la beauté d’une personne ou un paysage spontanément qualifié de beau sans qu’il y est nécessairement un intérêt esthétique est en contraste avec la difficulté que l’on rencontre lorsque l’on tente de définir le Beau à l’aide de critères. Néanmoins on peut reconnaître que le beau correspond à ce qui suscite chez l’homme une satisfaction spécifique. Le Beau comme l’Art répondent alors à la satisfaction de ce besoin de contemplation chez l’Homme. Théophile Gautier dans la préface de Mademoiselle de Maupin définit le Beau comme un plaisir dépourvu de finalité telle qu’elle soit : « Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien. Tout ce qui est utile est laid car c’est l’expression de quelques besoin et ceux de l’Homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infime nature. » Cette pensée s’inscrit dans la poésie parnassienne définissant l’art comme la recherche du Beau en tant qu’idéal créateur. Néanmoins cette réflexion nous pousse interroger sur le bien fondé d’une théorie réduisant l’art à sa seule beauté formelle. N’y a-t-il pas autre chose d’avantage semblable au sentiment éprouvé lors d’une création de la Nature qui soit au cœur de la beauté dans l’art ? Par ailleurs réduire l’art à une finalité sans fin ne serait-il pas enfermer l’artiste dans une conception l’excluant du monde de l’art où il aurait sans doute un rôle à jouer par le regard qu’il porte sur les choses dans ses œuvres ?
Qu’est-ce que
le Beau ? On pourrait tenter de le définir en prenant à rebours la
définition de la laideur chez Théophile Gautier. Si ce qui est utile est laid,
le Beau aurait alors une finalité sans fin. Car c’est bien le concept du Beau
qui est au centre de l’œuvre de Théophile Gautier. L’analyse qu’en a fait
Baudelaire confirme cette idée : « Avec Mademoiselle de Maupin
apparaissait dans la littérature le Dilettantisme qui, par son caractère exquis
et superlatif, est toujours la meilleure preuve des facultés indispensables en
art. Ce roman, ce conte, ce tableau, cette rêverie continuée avec l’obstination
d’un peintre, cette espèce d’hymne à la Beauté, avait surtout le grand résultat
d’établir définitivement la condition génératrice des œuvres d’art, c’est-à-dire l’amour exclusif du Beau,
l’Idée fixe. » La préface de Mademoiselle
de Maupin prend alors sens dans le contexte littéraire dans le lequel
il a été écrit, soit le Parnasse. Les Parnassiens cherchent la beauté absolue
de la forme. Ils sculptent leurs vers afin de dire de la manière la plus pure,
la plus belle car seule la pureté formelle assure l’éternité de l’Art. Cette
conception de l’art comme recherche de beauté formelle est surtout illustrée
par la poésie chez Théophile Gautier, notamment dans le Pin des Landes
allégorie du poète. Ainsi il faut contempler un objet extérieur mais sans mêler
les sentiments à l’œuvre. C’est pourquoi Théophile Gautier affirme « Voir,
il me semble qu’il ne faille pour cela qu’ouvrir les yeux ; mais c’est une
science que l’on acquiert que par un long travail. Bien des gens de beaucoup
d’esprit d’ailleurs à qui rien n’échappe du monde et de l’âme traverse
l’univers en véritables aveugles ». En effet c’est l’artiste qui par son
regard nous indique la véritable beauté. Kant d’ailleurs dit que
« l’art n’est pas la représentation
d’une belle chose mais la belle représentation d’une chose ». Madame
Bovary serait une banale histoire d’adultère sans le récit qu’en fait
Flaubert. Le regard du poète est donc essentiel mais pour les Parnassiens il ne
doit pas y apporter sa subjectivité au risque de corrompre la beauté de l’objet
décrit. La conception Parnassienne nous pousse dès lors à nous interroger sur
l’Art en tant que culte du Beau.
Le Beau
s’oppose à l’utilité en tant qu’il renvoit à la contemplation, au plaisir
désintéressé. Cette théorie est analogue à celle de « L’art pour
l’art » telle qu’on la retrouve chez Platon. Platon, dans le Phédon,
rend compte de l’idée que l’art apparaît comme une évidence et non pas comme la
recherche d’une finalité telle qu’elle soit. Un disciple rendant visite à
Socrate lui demande : « Pourquoi Socrate joues-tu de la flûte avant
de mourir ? » ; Socrate lui répond alors : « Je joue
de la flûte avant de mourir pour jouer de la flûte avant de mourir ». Il y
a une finalité sans fin de l’art : c’est une nécessité pour l’artiste mais
dépourvu d’efficacité utilitaire. En
outre, la Beauté formelle telle que la conçoit Théophile Gautier est-elle
nécessairement le Beau ? On serait tenté de croire qu’une œuvre réussie
est celle qui s’affranchit des règles académique et dont l’aura ne s’explique
pas. Kant d’ailleurs définit le génie comme celui qui loin d’appliquer des
règles telles qu’elles soient est celui qui les crée. Dans ce cas la différence
entre une œuvre d’art et un chef d’œuvre serait peut-être la grâce. Il est
intéressant de voir ainsi que dans la mythologie grecque la Beauté est un des
éléments formant la Grâce puisque les trois Grâces étaient les divinités
grecques de la Joie, du Charme et de la Beauté. Proche des Muses, elles font
partie de l'entourage d'Apollon. Elles embellissent la vie des hommes et des
dieux et inspirent les artistes. L’œuvre
d’art parfaite est celle qui propice à l’expérience esthétique nous fait
éprouver un sentiment océanique. Le Beau devient commun, nous poursuivons notre
chemin lorsque nous le rencontrons. Nous disons « c’est beau » de
tout. L 'aura d’une œuvre nous laisse bouche bée. La grâce renvoit à
l’indicible. Orlando, dans le livre du même nom de Virginia Wolf, ne trouve ainsi
aucun mot équivalent au sentiment qui l’envahit lors de la contemplation d’un
paysage dans le langage bohémien. La traduction verbale qui s’en approche le plus est « c’est bon à manger ».
L’art doit nous faire éprouver le même sentiment océanique que les promenades
de Rousseau : Tout est là. Le Beau serait une Grâce incomplète. Dès lors,
la Grâce surpasserait également le Beau en Art.
En outre, si l’art doit être absolument dépourvu d’une
finalité telle qu’elle soit, il ne peut donc pas y avoir d’artiste citoyen qui
privilégie l’idée, le message aux qualités plastiques de son œuvre. Si la
critique de l’art utile était de mise pour les artistes dandy du XIXe siècle,
cette conception d’art comme traduction formelle du Beau est aujourd’hui
désuète dans un siècle où les artistes citoyens s’impliquent dans des combats
sociaux et politiques qui leur tiennent à cœur. On assiste aujourd’hui à une
politisation de l’art contemporain. Barthélemy Togo par exemple puise les
sujets de ses œuvres dans les problèmes économiques, géopolitiques ou sociaux.
Il s’intéresse à la question des frontières, à la circulation des personnes ou
encore au déséquilibre des échanges commerciaux. Il crée ainsi des vidéo
performances dans lesquels se mettant en
scène il aborde des sujets tels que les rapports Nord/Sud, la collusion des
pouvoirs, la politique internationale, la circoncision. Les œuvres découlent
d’une réflexion préalable sur le monde qui entoure cet artiste camerounais.
Néanmoins dans ces œuvres le message est souvent privilégié au dépend d’une véritable
recherche esthétique. Ceci pose problème pour délimiter ce qui est de l’ordre
du témoignage et ce qui est de l’ordre de l’œuvre d’art. En effet le témoignage
emprunte à l’art son aspect pour le rendre plus attrayant, pour créer un impact
manifeste chez le spectateur : il y a alors un risque que l’art bascule
dans le divertissement ou l’arme politique. Ce problème a été au cœur de la
polémique suscitée par le film de Michael Moore Fahrenheit 911
primé au Festival de Cannes dont le sujet était de mettre à jour les failles
du président américain Georges Bush. Le
documentaire y était affirmé par les membres du jury comme une œuvre du septième art. On est alors
en droit de ce demander si ce sont les qualités plastiques de l’œuvre qui ont
été primées ou son audace politique. Ne faut-il pas séparer l’engagement de
l’artiste de son œuvre ? Sans doute faut-il prendre les sujets d’actualité
comme source d’inspiration et non comme finalité. Aujourd’hui le culte du Beau
n’est plus ce qui prime dans l’art. L’œuvre d’art qui crée de la beauté
par une recherche stylistique affirmée se voit d’ailleurs souvent taxée de
décorative.
Néanmoins les œuvres qui fonctionnent à la fois sur le plan plastique et réflexif atteignent leur but car elles ne délivrent pas d’emblée leur message. Elles forcent le spectateur à s’interroger grâce au charme qui se dégage des moyens plastiques mis en place ayant un impact visuel fort. C’est le cas de l’œuvre de Gary Hill Frustrum. Cette installation mise en place en 2006 au sein de la fondation Cartier est constituée d’une projection de synthèse en vidéo, d’un bassin d’huile et d’une sculpture en or. Sur l’écran on aperçoit un aigle gigantesque enfermé dans une sculpture pyramidale semblable à un pylône électrique qui se débat en déployant ses ailes. Son image se reflète dans le bassin noir qui est secoué d’onde lorsque l’aile de l’aigle l’effleure virtuellement. Les ondes brouillent l’image de l’aigle dans le bassin et vont se propager jusqu’à la sculpture en or où est inscrit la maxime « For everything which is visible is a copy of that which is hidden »De toute chose visible il existe une copie qui est invisible). Le son fait également partie intégrante de l’œuvre puisque les débats de l’aigles avec les câbles sont ponctués par des bruits de fouets se propageant dans l’espace. Cette œuvre a un impact physique fort chez le spectateur tout en prenant pour point de départ les notions de valeurs et de monnaie pour amener celui-ci à s’interroger sur la société de consommation.